Au travers des dix histoires qui constituent son nouveau recueil, l’écrivain américain George Saunders peint de son pays un portrait ambigu, à la fois fantasmatique et absurde. Mais la réalité ne tombe jamais bien loin de la fiction.
La branche de l’Olivier
Qui connaît le nom de George Saunders ? En ce qui concerne cet écrivain, l’océan qui sépare la France des États-Unis a été un obstacle difficile à franchir. Mais un océan que les éditeurs hexagonaux tendent de plus en plus à réduire, à l’image des éditions de l’Olivier qui publient Dix Décembre, son dernier recueil de nouvelles paru outre-Atlantique en 2013.
Si le nom de Saunders peine à s’imposer chez nous, c’est sans doute que l’art de la nouvelle, dont il a fait sa spécialité, a pris la poussière depuis le XIXe siècle de Balzac, Hugo, Flaubert et Maupassant. Aux USA, elle a eu pour représentants Edgar Poe, Henry James ou Herman Melville. Dans la première moitié du XXe siècle, elle s’est fait une place de choix en science-fiction parce qu’elle se publiait aisément dans les magazines à trois sous dévorés par les adolescents. Sa réputation aujourd’hui n’est plus à faire, et Saunders en est l’un des hérauts les mieux dotés.
Dix décembre et dix nouvelles
Saunders n’est pas un nouveau venu. Depuis 1992, date de la publication de sa première nouvelle dans le prestigieux New Yorker, il occupe régulièrement les colonnes des revues et journaux anglo-saxons, entre fictions, récits et chroniques – Harper’s Magazine, GQ, The Guardian.
Quand il n’est pas plongé dans la rédaction d’une nouvelle, d’un roman court ou d’un livre pour enfants (Les gloutons glouterons, publié en français chez Gallimard Jeunesse en 2003), Saunders hante les amphithéâtres de l’université de Syracuse, État de New York, où il enseigne à ses étudiants le principe de « l’écriture créative ». Ou comment modeler le monde à sa convenance par l’outil de la littérature.
À 56 ans, ce Texan de naissance a surtout été considéré comme un « écrivain pour écrivain », adulé par ses camarades de jeu. Jonathan Franzen, Kurt Vonnegut, le regretté David Foster Wallace – tous trois ont été publiés en français chez l’Olivier – ou l’énigmatique Thomas Pynchon le portent aux nues. Pour autant, et malgré le prix MacArthur remporté en 2006, le nom de Saunders ne s’est pas imposé tout de suite chez ses concitoyens.
Il aura fallu attendre un article du New York Times du 6 janvier 2013 décrétant que Dix décembre serait le meilleur livre de l’année pour que la lumière des projecteurs se pose sur lui. La déclaration était effectivement osée : il restait encore onze mois et une vingtaine de jours avant la fin de l’année.
La nostalgie du centre commercial
Les thèmes de prédilection de George Saunders sont résumés à la perfection dans la nouvelle qui donne son titre au recueil Grandeur et décadence d’un parc d’attractions, publié en France en 2001 par Gallimard. Excès de la société de consommation, frénésie de la culture d’entreprise, paupérisation de masse, décadence ultra-rapide de la civilisation…
« La nostalgie, écrit-il, c’est : “Tu te rappelles le centre commercial qui se trouvait là ?“ » Pour Saunders, le monde est un grand huit dans lequel on chute aussi vite, sinon plus, qu’on ne grimpe au sommet. Son dernier recueil, Dix décembre, ne déroge pas au principe des montagnes russes. Les dix nouvelles qui le composent ont été publiées dans divers magazines entre 1995 et 2009.
Ces textes peuvent faire deux pages ou cinquante, emprunter un point de vue ou plusieurs, s’ancrer dans le plus concret réalisme ou dériver vers la dystopie et la fantaisie. Traduits par Olivier Deparis, ils nous ouvrent la porte vers une Amérique terriblement banale, rongée par le règne de l’argent et une bureaucratie digne de Kafka, dans laquelle les êtres humains se livrent une compétition sans scrupules.
Saunders et l’absurdité du monde
L’originalité de ses nouvelles provient de ces touches d’absurde, plus ou moins discrètes, qui menacent de faire basculer le réel dans le psychédélique, sans que l’on perde jamais de vue qu’il pourrait bien s’agir de notre monde à nous. Si le New York Times et la New York Review of Books ont placé ce recueil dans la liste des meilleurs livres de l’année, c’est qu’ils ne s’y sont pas trompés : il est urgent de se plonger dans Dix décembre.
On y croise un homme-cobaye prisonnier d’un laboratoire, un chef de service choisissant les images les plus étranges afin de motiver ses employés, un garçon tenu en laisse. La peinture sociale se mêle à l’exploration psychologique de personnages en quête de sens, à l’instar de cet adolescent qui observe l’agression de sa voisine sans remuer un pouce parce qu’il craint de désobéir aux règles parentales.
Le monde de Saunders est absurde, mais pas trop. Il est violent et cruel, mais pas suffisamment pour inhiber toute croyance en la bonté – bien cachée – de l’Homme. Au fil de ces dix nouvelles, l’auteur entrouvre une fenêtre sur une Amérique irréelle, encore très éloignée de nous. Mais une Amérique qui, si l’on n’y prend pas garde, pourrait bien finir par ressembler aux inventions de Saunders. Au lecteur de se faire son avis.